REPORTAGE Les affaires reprennent à Abidjan. Les Ivoiriens comptent sur les capitaux étrangers pour doper un peu plus une croissance qui atteint les 8%. Avec ou sans la France.Dans l’immense chantier d’où émergent grues et bétonnières sont fabriqués des caissons de 1.000 tonnes, dont cinq sont déjà posés dans la lagune Ebrié pour former le troisième pont d’Abidjan. Mobilisant 1.400 salariés de Bouygues, ce pont à péage d’1,5 kilomètre vise à désengorger la capitale économique ivoirienne en reliant les boulevards François-Mitterrand et Valéry-Giscard-d’Estaing, où sera érigé un échangeur ultra-moderne.
L’ouvrage résume l’histoire chaotique de la Côte d’Ivoire. En janvier 1999 était posée la première pierre du chantier, confié à Bouygues. Quelques mois plus tard, un coup d’Etat militaire stoppe tout et plonge le pays dans dix années de crises politiques et de violences. Pour les Ivoiriens, ce projet est lourd de sens : "C’est une prouesse technique, s’extasie Lionel Atindéhou, le directeur technique adjoint, devant les énormes caissons. Mais c’est surtout l’espoir d’un redémarrage du pays, que nous attendons depuis plus de dix ans."
La Côte d’Ivoire renaît de ses cendres. Miracle de l’Afrique dans les années 1960, grâce au boom des matières premières, elle sort d’une décennie de stagnation. Mais, depuis l’intervention décisive des militaires français, en avril 2011, qui a installé Alassane Ouattara à la présidence, le pays repart. Timidement les premiers mois, plus fortement depuis que les affrontements ont totalement cessé. "Nous sommes revenus à un indice de sécurité quasiment normal", affirme le Premier ministre Daniel Kablan Duncan. "Après avoir subi des pillages pendant la crise, nos entreprises ont retrouvé un bonniveau de sécurité", confirme Jean-Louis Legras, à la tête de la chambre de commerce franco-ivoirienne.
Inspirer de nouveau confiance
Grâce au rebond mécanique d’après-guerre, la croissance a atteint près de 10% en 2012, mais elle maintient un rythme à la chinoise avec 8% cette année et en 2014, selon le FMI. Alassane Ouattara, un ancien numéro deux du FMI, est le "chouchou" des bailleurs de fonds : ils ont annulé 8 milliards de dollars de dettes, avec, en première ligne, la France, qui a rayé 2,8 milliards d’euros de créances, réinjectées en projets sociaux ou d’infrastructures. Et, selon le président Ouattara, la Côte d’Ivoire est désormais sur les rails de la croissance asiatique : "Nos finances sont assainies et nous allons tripler le taux d’investissement pour devenir un pays émergent à l’horizon 2020", dit-il.
"C’est notre grande ambition. Dans les années 1960, la Côte d’Ivoire était au même niveau que la Corée de Sud… L’Asie s’est développée grâce à ses locomotives, le Japon puis la Corée. Nous les avons aussi, avec l’Afrique du Sud, le Nigeria et la Côte d’Ivoire",s’enthousiasme Daniel Kablan Duncan. Alors, vers un nouveau miracle ivoirien ?
A Abidjan, les signes du redémarrage sont évidents. Les avions sont pleins – dès fin janvier, Air France va même desservir Abidjan avec son gros-porteur, l’A 380. Et les hôtels sont pris d’assaut par les hommes d’affaires, notamment l’hôtel Ivoire, symbole de la folie des grandeurs des années 1960, avec, à l’époque, sa patinoire, qui a accueilli, le 2 décembre, 400 financiers pour une réunion des 24 Bourses africaines.
L’autoroute Abidjan-Yamoussoukro enfin terminée
Les chantiers se multiplient: l’université, déglinguée, a été réhabilitée, et une tour de 27 étages remise à neuf pour accueillir une partie des 4.000 agents de la Banque africaine de développement, qui réinstalle son siège à Abidjan. "La ville connaît un changement extraordinaire", lance Cécile Fakhoury, 30 ans, qui a ouvert une galerie d’art contemporain, l’une des premières du continent noir.
Attentistes après la fin de la guerre, les investisseurs étrangers sont dans les starting-blocks. "Nous sommes très sollicités. Je reçois de nombreuses délégations étrangères qui voient les signes positifs, clame Jean-Claude Brou, ministre de l’Industrie et des Mines. Les investissements ont progressé de 60% sur les neuf premiers mois de 2013 par rapport à toute l’année 2012."
Déjà, les gros travaux d’infrastructures ont démarré, des projets qui ont souvent échappé aux Français. A Soubré, dans le Sud-Ouest, les Chinois construisent le plus grand barrage hydroélectrique du pays, un équipement de 360 millions d’euros ; à Abidjan, le groupe suédois ABB vient de décrocher un gros contrat d’extension de la centrale thermique d’Azito ; et le 11 décembre, le président Ouattara, coiffé d’un borsalino bleu, a inauguré l’autoroute Abidjan-Yamoussoukro, la capitale politique, amorcée en… 1975. Et financée par des pays arabes.
Miser sur la classe moyenne
Plus encourageant encore, des investisseurs privés misent sur les secteurs-clés. Dans l’agriculture, Olam, une multinationale basée à Singapour, construit une usine qui traitera 70.000 tonnes de cacao. Et dans la distribution, le groupe Carrefour, allié à CFAO, a choisi Abidjan pour ouvrir, en 2015, le premier de ses huit centres commerciaux prévus en Afrique. "On y croit. La confiance est revenue. Nous misons sur l’émergence d’une classe moyenne de 2 millions d’Ivoiriens (sur 23 millions) qui modifient leur façon de consommer", explique Xavier Desjobert, de CFAO, pilote du projet.
Mais l’enthousiasme est loin d’être totalement partagé. Résultat des dix ans de crise, la pauvreté a explosé : 46% des habitants vivent avec moins de 2 dollars par jour. "Même si notre activité a fortement progressé, nous sentons un tassement de la consommation",s’inquiète Mamadou Bamba, directeur général d’Orange Côte d’Ivoire. Et beaucoup de patrons déplorent les blocages du système ivoirien: une corruption massive, une opacité des contrats et une insupportable lenteur administrative.
Un pays à risque pour les investisseurs ?
"Les entreprises étrangères ne comprennent pas pourquoi les appels d’offres sont aussi longs. Il faut laisser le temps à l’administration de se reconstruire", estime Diane Chenal, jeune Ivoirienne à la tête de la PME Dianox. En plus, les affaires liées au Port autonome d’Abidjan ont jeté le trouble: l’octroi controversé du deuxième terminal au groupe Bolloré, l’exclusion brutale du bureau Veritas –finalement repêché– du système de contrôle des marchandises, et la hausse de 1.000% d’une taxe sur les armateurs pour améliorer la sécurité…
Pas de doute, la Côte d’Ivoire reste un pays à risques, classé au 164e rang (sur 189 pays) dans le rapport Doing Business de La Banque mondiale, qui évalue la facilité à faire des affaires. "Nous faisons partie des pays qui progressent le plus", rétorque Jean-Claude Brou. En effet, l’an dernier, la Côte d’Ivoire a intégré le Top-10 des Etats ayant le plus amélioré l’environnement du business. Un premier pas. Le "miracle ivoirien" n’est pas encore de retour, mais il est en bonne voie.