LE PUTSCH MANQUÉ DU 06 AVRIL 1984
Il est un peu moins de 4h du matin lorsque j’entends des coups de feu dans la ville. J’appelle au téléphone le chef d’escadron Guillaume POM, alors chef de la Sécurité Militaire. Il me fait savoir que les soldats de la Garde Républicaine ont pris les armes contre les Institutions de la République. Je lui fais marquer que si c’est uniquement les gendarmes nous aurons le dessus. J’habitais le quartier SIC Hippodrome, en face de l’Indépendance Hôtel à Yaoundé. Mon épouse a pris soin de coucher les enfants à moitié endormis et hagards sur le sol. Mon voisin, feu M. NDOUOP, est venu me demander ce qui n’allait pas. Je lui ai répondu que d’après les dernières informations en ma possession la Garde Républicaine avait pris l’initiative d’un putsch.
Il m’a emmené dans sa voiture faire le tour de la ville afin de me permettre d’avoir une idée précise de ce qui se passait. Revenu à la maison, mon chauffeur, le caporal-chef NYEMEG, aujourd’hui décédé, est arrivé et nous nous sommes rendus à l’Etat-major des Forces Terrestres où j’ai trouvé le colonel Hans ANAGHO, provisoirement logé au Centre d’Accueil Militaire, à proximité. Il essayait de rassembler les quelques militaires qui convergeaient vers ce point sensible. M. Michel MEVA’A M’EBOUTOU, alors Secrétaire Général du Ministère de la Défense qui logeait à côté, nous y a rejoints.
Ne disposant pas d’unité combattante, je lui ai suggéré de mettre à ma disposition un moyen de locomotion banalisé, afin de sillonner la ville, dans le cadre de mes attributions à la Deuxième Division. Il a accepté ma proposition et mis à ma disposition une de ses multiples voitures de service. Il s’agissait d’une Renault 9 dont le réservoir était pratiquement vide. Je suis descendu à la station-service à côté du commissariat à l’Emi-Immigration. Le pompiste a refusé de me servir du carburant Pour qui connaît Yaoundé, j’ai néanmoins réussi à atteindre la station Total d’Elig-Essono où j’ai été servi.
J’ai vérifié plus tard les raisons pour lesquelles le pompiste précédent avait refusé de me vendre du carburant. J’ai découvert que la station appartenait à M. Issa ADOUM, l’instigateur du coup de force. Le colonel ANAGHO et moi ayant constaté la pénurie d’armes, eu égard au nombre toujours croissant de militaires qui affluaient, avons décidé, sans l’accord de nos chefs, dont la plupart étaient terrés dans leurs maisons, de nous ravitailler, même en armes de chasse.
C’est ainsi que nous avons dévalisé l’armurerie de M. STRAVROULAKIS à côté de la pharmacie de l’intendance. Pendant que nous nous démenions tels des diables, j’ai personnellement reçu un coup de fil du colonel TATAW. Il demandait qu’on lui envoie une section d’escorte pour lui permettre de rejoindre le Poste de Commandement. Je ne pouvais rêver de tomber sur pareille aubaine, sur celui qui il y a six mois encore, n’aspirait qu’à briser ma carrière. Avant de lui raccrocher au nez, je lui ai répondu qu’aucun de nous n’avait bénéficié de protection pour rejoindre le PC et qu’il devait se débrouiller tout seul.
Ce n’est qu’autour de 09h30 qu’il a réussi rejoindre le PC et, tenez-vous bien, en tenue civile. Il en est de même du général NGANSO, arrivé aux environs de 11 heures. Le général Pierre SEMENGUE qui venait de s’échapper de son domicile assiégé par les chars des mutins qui tiraient sans cesse sur celui-ci, nous a rejoints plus tard. En premier lieu, le général SEMENGUE m’a demandé d’aller transmettre des ordres fermes aux éléments de garde à l’antenne VHF d’Ekounou.
Celle-ci se trouve à proximité de l’aéroport militaire. Il s’agissait de ne laisser, en aucun cas, les mutins occuper ce point stratégique. Arrivé sur ce point sensible, j’ai, à mon tour, gonflé à bloc les éléments qui en assuraient la garde, en leur précisant qu’il serait honteux pour eux que des gendarmes, de surcroît ceux de la Garde Républicaine, aient le dessus. Ils m’ont rassuré en ces termes «Mon colonel, vous pouvez compter sur nous». C’est ce qui s’est passé. La station n’a pas été conquise.
Après cette mission bien remplie, il m’a été demandé d’aller chercher le Ministre d’Etat Gilbert ANDZE TSOUNGUI à son domicile. Je ne connaissais pas le domicile de mon ministre. Arrivé au niveau de l’actuel Hôpital Militaire, j’ai intercepté un élément de la Sécurité Militaire qui ne voulait pas s’exécuter, à savoir, me conduire chez le ministre. Je lui ai demandé de réfléchir aux conséquences personnelles auxquelles il s’exposait en cas de refus. Il a finalement accepté. Dès mon arrivée, j’ai été reçu par l’adjudant-chef MBIA de la Sécurité Militaire. Le Ministre d’Etat a tiré les rideaux. M’ayant aperçu, il a dit : «C’est le colonel MBOUSSI».
Comme il avait été préalablement averti de ma mission, il ne s’est pas fait prier pour monter dans ma voiture. Il était habillé d’une tenue de sport. De retour vers le PC, au niveau de la poste centrale, j’ai vu le char du capitaine ABALELE dévalant à grande vitesse la pente de l’école du Centre. J’ai dit au ministre qu’un char était en train de foncer sur nous. J’ai arrêté ma voiture pour le laisser passer, ce qui a tranquillisé et rassuré mon illustre passager. Nous sommes arrivés au PC sans encombre, pendant que le char poursuivait sa marche «triomphale » vers le marché central.
Le général SEMENGUE m’a prescrit une autre mission : aller au contact du chef de bataillon Titus EBOGO parti d’Ebolowa pour nous renforcer. J’ai failli être fait prisonnier par les mutins au niveau de l’aéroport (actuelle Base Aérienne de Yaoundé), déjà occupé par les armes anti-aériennes sous les ordres du s/lieutenant SOULE GOURNOÏ. Les populations voyant quelqu’un se diriger sur Mbalmayo, m’ont fait de grands signes pour me signaler la présence des mutins au carrefour. J’ai effectué une manoeuvre osée pour faire un demi-tour sur route.
Chef des Renseignements Militaires, habillé en civil, conduisant une voiture banalisée, je ne vendais pas chèr ma peau si je venais à être capturé par les hommes du colonel Ibrahim SALE dont j’ai parlé dans un précédent chapitre. Ils m’auraient certainement logé une balle dans la tête après m’avoir affreusement torturé.
Je suis rentré au PC rendre compte de ce qui s’est passé. Le colonel ASSO’O, également échappé des griffes des mutins, a commencé à nous submerger de messages concernant son épouse et ses enfants prisonniers au camp Yeyap. Il nous demandait de tout faire pour libérer sa famille. Il lui a été demandé de laisser le Commandement faire ce qu’il pouvait faire, car sa famille n’était pas la seule dans ce cas.
Etaient également prisonniers des mutins: le colonel René Claude MEKA, Directeur de la Sécurité Présidentielle, le commissaire de Police principal MBARGA NGUELE, Délégué Général à la Sûreté Nationale, le Colonel Onésiphore ANANGA BEYINA, président du tribunal Militaire qui a condamné Ahmadou AHIDJO. Je profite ici pour m’inscrire en faux contre les déclarations du général ASSO’O EMANE relayées par une certaine presse, déclarations selon lesquelles il aurait commandé les troupes dans la matinée du 6 avril. Comment pouvait-il commander les troupes et demander en même temps à l’Etat-major de crise de faire tout pour libérer sa famille ?
Pendant que nous débattions sur la tactique à mener, le lieutenant AROUNA investissait la poudrière du Quartier Général. C’est au cours de la tentative de le déloger du QG que le capitaine Josué EMANE a été grièvement blessé par le lieutenant AROUNA. C’est le capitaine EMANE qui a tiré le premier. Ayant raté sa cible, le lieutenant AROUNA, tireur d’élite comme le fut son père, le capitaine MOUSSA TOUPOURI (un des aides de camp d’AHIDJO), ne rata pas la sienne. Informé que le capitaine EMANE saignait abondamment, le lieutenant AROUNA a répliqué en ces termes : «Il va saigner jusqu’à ce qu’il crève».
Aux environs de 10 heures, les mutins ont fait diffuser leur message de victoire sur les ondes malheureusement de portée très limitée de la Radio Diffusion du Cameroun. Le technicien de permanence, ce jour, là, avait pris soin de déconnecter les ondes courtes. Le message des mutins n’a pas dépassé la périphérie de Yaoundé. C’était le début du désastre pour nos anciens camarades.
En voici la teneur ; Camerounaises ! Camerounais ! L’Armée Nationale vient de libérer le peuple camerounais de la bande à Biya de la tyrannie, de leur escroquerie et de leur rapine incalculable, inqualifiable. Oui, l’Armée a décidé de mettre fin à la politique criminelle de cet individu contre l’unité nationale de notre cher et beau pays. En effet, le Cameroun vient de vivre au cours de ces quinze derniers mois qu’a duré le régime Biya, les heures les plus sombres de son histoire. Son unité mise en péril, la paix interne troublée, sa prospérité économique compromise sa réputation internationale ternie.
LE TRIBUNAL MILITAIRE SPÉCIAL
Le Tribunal Militaire Spécial institué pour juger les auteurs du putsch manqué était présidé successivement par les colonels Onésiphore ANANGA BEYINA et Emile MANGA. Il a siégé respectivement à Mbalmayo, Mfou et Yaoundé. Le lieutenant-colonel Robert MBUH et moi étions juges, alors que lieutenant-colonel VALDEZ KAYESSE occupait le banc du gouvernement. Les mutins condamnés ont purgé leurs peines, d’autres ont été élargis par la suite par le président de la République.
Avant l’exécution de leur peine, les suppliciés de Mbalmayo, dont Ibrahim SALE, m’ont demandé de l’eau à boire. Selon la religion musulmane, lorsque l’on va mourir et que l’on boive de l’eau, celle-ci laverait de tous les péchés. Ce que j’ai fait. Leurs dernières paroles à mon endroit furent : «Que Dieu te bénisse». Ils furent passés par les armes et enterrés dans une fosse commune. Les raisons de l’échec du coup d’Etat du colonel Ibrahim SALE ne seront pas traitées dans ce document. Vous comprendrez aisément qu’il s’agit de ne pas donner des idées aux éventuels autres aventuriers. Je voudrais clôturer ce chapitre pour dire qu’à ce jour, je n’ai jamais été reçu par le Président de la République et ne le serai jamais.